La statistique dans la cité n° 10 - juin 2018
Lettre bimestrielle du groupe « Statistique et enjeux publics »
Sommaire du n° 10


Éditorial :                                - La statistique au tribunal !

Droit et statistique :             - Les statistiques ethniques en Nouvelle-Calédonie

Vie des institutions :             - Des nouvelles des poursuites contre Andreas Georgiou
                                                - Polémique sur le recensement aux États-Unis

Annonce :                               - 2e Édition du prix Alain Desrosières

Humour :                                - L’opinion des sondages sur les statistiques

Les Cafés de la statistique


Editorial

La statistique au tribunal !

Le Café de la statistique du mercredi 23 mai 2018 a été pour beaucoup de participants l’occasion de découvrir une utilisation peu connue des statistiques : être un élément décisif dans le verdict d’un tribunal ! C’est pourtant ce qui s’est passé en 2015 au Québec où la statistique a été appelée à la rescousse par un groupe de plaignants qui demandaient une condamnation des industriels du tabac dénoncés comme responsables des maladies, dont le cancer du poumon, qu’ils enduraient du fait de la consommation de tabac. Leur démarche a connu un succès certain, puisque le verdict du tribunal a été la condamnation des compagnies assignées à verser quinze milliards de dollars canadiens (soit environ dix milliards d’euros) d’indemnités !

Il est difficile, pour un individu pris isolément, d’apporter la preuve que la cause de sa maladie est la consommation de tabac : des personnes n’ayant jamais fumé peuvent en effet être elles aussi victimes d’un cancer du poumon ; alors, même si un fumeur invétéré est atteint par cette maladie, on peut toujours prétendre qu’il aurait très bien pu l’avoir, même sans fumer. Il n’y a donc pas de « preuve » absolue pour cet individu que la consommation de tabac est la cause directe de sa maladie. Et si la jurisprudence exige une probabilité supérieure à 50% que le cancer soit causé par le tabagisme, la statistique, s’appuyant sur des études épidémiologiques, peut dire combien de plaignants sont dans ce cas.

Même si un appel de la décision du tribunal est en cours d’examen, les juges du Québec ont été convaincus en première instance par les arguments des statisticiens ! Plus rare en France, cette conviction des juges à partir d’arguments probabilistes s’est déjà rencontrée, notamment pour des reconnaissances de paternité.
Voilà un autre usage de la statistique dans la cité !

Notre infolettre souhaite à ses lecteurs de bonnes vacances
et leur donne rendez-vous pour le prochain numéro,
qui paraîtra le 15 octobre 2018.

Pour nous écrire : sep@sfds.asso.fr

Droit et statistique

Les statistiques ethniques et recensement de la population en Nouvelle-Calédonie

Dans l’article consacré aux statistiques ethniques paru dans notre précédente lettre (avril 2018 – n° 9), nous rappelions le commentaire publié en 2008 par le Conseil constitutionnel indiquant que « serait contraire à la Constitution la définition, a priori, d’un référentiel ethno-racial » du type de celui qui est utilisé dans d’autres pays. Nous avions alors fait remarquer que les recensements quinquennaux en Nouvelle-Calédonie échappaient toutefois à cette règle.

En effet, dans cette collectivité d’outre-mer, ont systématiquement été posées des questions sur la communauté d’appartenance des personnes recensées (question 5) et, dans le cas de la population kanak, sur la tribu d’appartenance (question 6). Cette pratique est conforme à l’article 8 – IV de la loi « Informatique et libertés » qui dit que « ne sont pas soumis à l'interdiction, les traitements, automatisés ou non, justifiés par l'intérêt public » et à l’article 19 du décret du 5 juin 2003 sur les recensements de la population qui prévoit que, « en Nouvelle-Calédonie, la collecte et le traitement de données nominatives susceptibles de faire apparaître l'origine ethnique des personnes » sont autorisés.


La question 6 fournit les informations nécessaires à la mise en œuvre d’une particularité du code des communes de Nouvelle-Calédonie (visé dans le décret de 2003 cité ci-dessus) qui prévoit l’addition d’une population fictive à la population légale d’une commune en fonction du nombre de kanak ne vivant pas dans cette commune et ayant déclaré une tribu d’appartenance rattachée à cette commune.

La question 5 est identique aux questions existant dans des pays tels que la Nouvelle-Zélande ou le Canada où les politiques publiques mettent l’accent depuis quelques dizaines d’années sur la nécessité d’un rééquilibrage socio-économique entre les communautés autochtones (les « populations premières ») et les communautés d’origine européenne. Ces questions permettent de disposer d’indicateurs permettant de suivre l’efficacité de ces politiques. Par exemple en Nouvelle-Zélande, pays qui présente de nombreuses similitudes avec la Nouvelle-Calédonie sur les plans géographique, historique, culturel et sociologique, est posée une question sur la communauté d’appartenance selon un référentiel ethno-géographique tout à fait semblable à celui de la question 5 du recensement calédonien (New Zealand European, Māori, Samoan, Cook Island Māori, Tongan, Niuean, Chinese, Indian, Other). On trouve également de telles questions dans le questionnaire utilisé pour le recensement canadien : dans le « questionnaire long », une première question est destinée à identifier les populations « premières » (indien d’Amérique du Nord, inuit, métis), puis une deuxième question fait référence à la fois à l’origine ethnique ou à l’origine géographique des autres personnes recensées (blanc, sud-asiatique, chinois, noir, philippin, latino-américain, arabe, asiatique du sud-est, asiatique occidental, coréen, japonais, autre).

Comment peut-on justifier que soient posées de telles questions en France ? On peut définir trois conditions à leur mise en œuvre :

1. Ces questions doivent permettre de répondre à une préoccupation sociétale clairement identifiée et donc à l’intérêt public comme indiqué dans la loi de 1978. Cette préoccupation doit reposer sur des textes opposables aux tiers. Dans le cas de la Nouvelle-Calédonie, le texte de l’accord de Nouméa signé le 5 mai 1998 et ratifié par référendum local le 8 novembre 1998 a été publié le 27 mai 1998 au Journal Officiel et correspond donc bien à cette préoccupation puisque le fil conducteur de cet accord est de poursuivre le rééquilibrage entre les communautés et d’encourager l’accession des kanak aux responsabilités dans tous les secteurs d’activité. Cela entraîne la nécessité de disposer d’indicateurs pour mesurer cet objectif. L’accord de Nouméa reconnaît aussi dans son préambule l’antériorité du peuplement kanak.

2. Toutes les parties concernées, par exemple en Nouvelle-Calédonie les représentants de la communauté kanak, doivent participer à toutes les étapes de l’opération, depuis la définition de ses objectifs jusqu’à la publication des résultats et leur analyse.

3. Les précautions prises pour respecter la confidentialité des réponses doivent être absolument parfaites.


Vie des institutions

Des nouvelles des poursuites contre Andreas Georgiou

Dans le n° 6(1) de « La Statistique dans la Cité » (octobre 2017), nous avions évoqué le harcèlement juridique que subit Andreas Georgiou, ancien président d’Elstat, l’institut national de statistique de Grèce, de 2009 à 2014. Étaient notamment évoquées les multiples poursuites pour « complicité de fausses déclarations ayant causé de graves dommages à l’État » suite à la réévaluation en hausse des statistiques de la dette et du déficit publics fin 2009. À deux reprises, en 2015 et en 2017, un juge d’instruction avait prononcé un non-lieu, décision confirmée les deux fois par la chambre d’instruction de la Cour d’Appel. Après une première annulation de ce verdict par la Cour Suprême (qui joue plus ou moins en Grèce le rôle de la Cour française de cassation), la Cour Suprême a à nouveau annulé la décision prise en mai 2017 par la Cour d’Appel. Andreas Georgiou va devoir être jugé une troisième fois pour les mêmes charges !

Par ailleurs, Andreas Georgiou avait été condamné par une Cour d’appel en août 2017 pour « manquement au devoir » et, dans ce cas, c’est lui qui avait déposé un recours devant la Cour Suprême. Nous venons d’apprendre que la Cour Suprême vient de rejeter son recours et sa condamnation devient définitive, alors qu’il n’avait fait que se conformer au Code de bonnes pratiques de la statistique européenne. Kafka n’aurait pas imaginé un pire scenario.

(1) Les précédents numéros de « La Statistique dans la cité » sont disponibles sur le site de la SFdS

Polémique sur le recensement aux États-Unis

Le recensement de la population aux États-Unis a lieu tous les dix ans : la prochaine édition aura lieu en 2020. Depuis 1970, seul un questionnaire très court est remis à la totalité de la population. Davantage de questions étaient posées à un échantillon de 25 % des personnes entre 1970 et 2000 ; depuis cette date, l’American Community Survey (ACS), une enquête par sondage rotatif, adressée chaque année à 2,6 % de la population, a remplacé ce « questionnaire long ».

Une récente initiative de l’administration Trump concernant le questionnaire qui sera utilisé en 2020 a suscité une polémique. Le Secrétaire au commerce, responsable du recensement, a décidé d’introduire, pour la première fois depuis 1950, une question sur la citoyenneté dans le questionnaire adressé à tous. Toutes les personnes recensées devront donc déclarer si elles ont ou non la citoyenneté américaine.

Entre 1970 et maintenant, cette question n’était posée que dans le questionnaire long jusqu’en 2000, ou dans l’ACS depuis, donc seulement à une fraction de la population.

Beaucoup de voix se sont élevées pour contester l’opportunité de ce changement, en lui attribuant des arrière-pensées politiciennes. L’argument principal des opposants est le suivant : l’inclusion de cette question va provoquer une augmentation du taux de non-réponse au recensement parmi ceux qui ne sont pas citoyens américains. Comme les comptages du recensement sont utilisés aux États-Unis pour déterminer, entre autres, le nombre de représentants au Congrès, une sous-estimation de la population des États où les non-citoyens sont nombreux défavoriserait le parti démocrate, qui est majoritaire dans ces États.

Le Secrétaire au Commerce explique au contraire sa décision par une demande du ministère de la Justice, qui souhaite que des comptages précis de la population en droit de voter soient disponibles jusqu’à l’échelon géographique le plus fin – le « pâté de maisons » -, ce que ne permettent pas les enquêtes par sondage comme l’ACS. Ces comptages précis seraient nécessaires pour la mise en application correcte de la législation fédérale sur les élections. Par ailleurs, il fait valoir que rien ne prouve que cette question supplémentaire va faire baisser le taux de réponse au recensement, qui est obligatoire.

Cet argumentaire n’a pas convaincu les opposants, au nombre desquels on trouve plusieurs anciens directeurs du « Census Bureau », et de l’« American statistical association », équivalente de la SFdS, dont le conseil d’administration fait campagne pour que la question litigieuse soit retirée.


Annonce

2e Édition du prix Alain Desrosières -Groupe Histoire de la statistique, des probabilités et de leurs usages

Par sa curiosité scientifique insatiable, par la vigilance et la rigueur scientifique à laquelle il invitait, Alain Desrosières (18 avril 1940 – 15 février 2013) a initié une nouvelle approche sociologique de la statistique et de la quantification. Le réseau de chercheurs en sciences humaines et sociales qu’il est parvenu à constituer souhaite développer cette approche et les réseaux qui la portent, c’est pourquoi ils ont lancé ce prix en 2016.

Le prix Alain Desrosières vise à distinguer un travail inédit (mémoire ou rapport), un ouvrage publié, un article conséquent, écrit en français, réalisé récemment qui place la statistique, ou plus largement la quantification, au cœur de l’analyse sociologique (toutes les disciplines de sciences sociales pouvant être mobilisées) et qui éclaire les processus politiques de conception, de production et de diffusion des chiffres, ses acteurs, ses enjeux, ses effets et ses usages avec le recul auquel invitait Alain Desrosières. Il récompensera en priorité un jeune auteur ou chercheur (thèse soutenue depuis moins de 3 ans et au plus tard le 1er octobre, élève en Master, etc.), sans exclusive en matière de discipline académique (histoire, sociologie, statistique, science politique, ethnologie, etc.). Afin de comparer des travaux de même dimension, les personnes qui souhaitent présenter des travaux en lien avec leur thèse ou leur mémoire de Master devront choisir le chapitre le plus en adéquation avec la philosophie des travaux que l’on souhaite primer, accompagné de l’introduction générale de la thèse et son sommaire (respectivement du Master) ou rédiger l’équivalent d’un article montrant les liens avec ce thème

Pour sa deuxième édition, ce prix d’un montant de 1 000 euros sera remis lors du séminaire sur l’histoire des enquêtes sociales qui sera organisée le 22 novembre 2018 par le groupe Histoire de la statistique, des probabilités et de leurs usages de la Société Française de Statistique (SFdS)
Les personnes souhaitant candidater peuvent envoyer le travail qu’elles soumettent au concours en format PDF ou équivalent à prixalaindesrosieres@gmail.com jusqu’au 31 août 2018. Tout complément d’information peut vous être fourni à cette adresse mail.


Humour


Vu au festival de ruelles d’Auriac-sur-Vendinelle (31) le 21 avril 2018


Les Cafés de la statistique

- 20 juin : Le règlement européen sur la protection des données, avec Judith Rochfeld
Rappelons que le RGPD est entré en vigueur le 25 mai 2018.
Voir aussi l’éditorial du numéro 9

- après des vacances bien méritées, les « Cafés de la statistique » reprendront leurs activités en octobre 2018


Responsable de l’infolettre : Marion Selz, présidente du groupe SEP
Rédacteur en chef : Jean-Pierre Le Gléau
Secrétaire de rédaction : Jean-Louis Bodin
Webmestre : Érik Zolotoukhine

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