La statistique dans la cité n° 6 - octobre 2017
Lettre bimestrielle du groupe « Statistique et enjeux publics »
Sommaire du n° 6


Éditorial : Statistique et justice
Vie des institutions : Le cas Georgiou
Échos : Les défis auxquels sont confrontés les instituts de statistique
Agenda : Les Olympiades de la statistique
Humeur, humour : Les « votes de paille » ont la vie dure


Editorial

Statistique et justice
Depuis Montesquieu, il est courant de se référer à la séparation des pouvoirs. Celle-ci vise à séparer les différentes fonctions de l’État, afin de limiter l’arbitraire et d’empêcher les abus liés à l’exercice de missions souveraines. L’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 se réfère à cette théorie en disposant que "Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution". On a coutume de distinguer les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire.

Le pouvoir de produire et de diffuser des statistiques n’est probablement pas du même ordre que les précédents, mais on peut se poser la question de sa séparation d’avec ces derniers. Vis-à-vis du pouvoir exécutif, cela s’appelle l’indépendance, qui est parfois, on l’a déjà vu, sérieusement mise à mal. Par contre, on observe souvent une relation particulière entre la statistique et le pouvoir législatif. Notamment au Royaume-Uni, où le directeur général de l'ONS, est directement redevable de sa gestion devant le Parlement. On a vu aussi en France que le Service statistique public avait du mal à expliquer au législateur que ses décisions allaient parfois à l’encontre des bonnes pratiques de la statistique publique (cf. l’affaire de l’indice des prix sans tabac en 1992).

Il est plus rare que le pouvoir judiciaire vienne interférer avec celui de la production de statistiques. Des événements récents viennent malheureusement de nous donner le spectacle d’intrusions de celui-ci dans le cours de la production et la diffusion de statistiques. Ainsi, pour avoir appliqué avec rigueur les règles définies en commun par les statisticiens européens pour le calcul du déficit public, Andreas Georgiou, ancien président de l’Autorité statistique grecque, se voit harcelé par la justice hellène et menacé de lourdes peines financières, d’emprisonnement et d’interdiction d’exercice de son métier (voir article ci-dessous).

Dans ce cas d’espèce, on peut se poser la question de la séparation des pouvoirs entre l’exécutif et le judiciaire. Il n’est ni prouvé, ni à exclure que le premier ait influencé le second. Il est en tout cas inquiétant que l’indépendance et la qualité de la statistique publique soient menacées, que ce soit par un seul de ces pouvoirs, ou par la collusion des deux.

Pour nous écrire : sep@sfds.asso.fr

Vie des institutions

Le cas Georgiou
Andreas Georgiou, Président de l’Autorité Statistique Hellénique (Elstat) d’août 2010 à août 2015, est victime depuis 2011 d’un harcèlement de la part de plusieurs juridictions grecques. Il doit faire face à de multiples procès pour « complicité de fausses déclarations ayant causé de graves dommages à l’État ». En outre, il a été condamné à deux ans de prison avec sursis et à une interdiction à vie d’exercer un emploi public pour « manquement au devoir », et à un an de prison avec sursis pour « dénonciation calomnieuse ».

Pourtant, durant sa présidence d’Elstat, A. Georgiou avait permis aux statistiques publiques grecques de redevenir fiables et conformes aux normes européennes après quinze années de manipulation des chiffres du déficit et de la dette publics, chiffres indispensables pour le suivi du processus de déficit excessif par la Commission européenne. À plusieurs reprises, en 2004 et en janvier 2010, Eurostat avait attiré l’attention du Collège des Commissaires européens sur les déclarations falsifiées de l’office statistique grec, notamment pendant la période de qualification à l’Euro et pour les années 2005 à 2008. Ces incidents ont été en partie à l’origine, en mai 2005, de l’adoption du Code de bonnes pratiques de la statistique européenne et ont conduit en mars 2010 à la création d’Elstat en tant qu’autorité indépendante, en remplacement de l’ancien « Secrétariat pour les statistiques » rattaché au Ministère de l’économie et des finances.

Andreas Georgiou a été nommé à la présidence d’Elstat en août 2010 après vingt-et-une années de carrière au FMI. Une priorité fixée par la « troïka » (FMI, BCE et Commission) dans ses discussions avec le gouvernement grec avait été la production d’un chiffre de déficit public pour 2009 fiable et crédible. En novembre 2010, Elstat avait donc fourni à Eurostat des données révisées pour la période 2006-2009 ; le déficit public pour 2009 a été notamment révisé à la hausse de 1,8 point, passant de 13,6% à 15,4% du PIB. Ces chiffres révisés ont été validés par Eurostat, ainsi que tous les chiffres transmis par la suite par Elstat.

Suite aux révisions de novembre 2010, certains membres du « Board » d’Elstat nommés par le gouvernement ainsi que l’ancien directeur des comptes nationaux avaient porté plainte contre Andreas Georgiou et deux de ses collègues, estimant que le déficit public pour 2009 avait été artificiellement gonflé. À quatre reprises, différentes juridictions ont conclu que les charges devaient être abandonnées, mais ces décisions ont à chaque fois fait l’objet d’appels ; in fine, en mai 2017, la Cour d’Appel a estimé qu’il n’y avait pas lieu de déférer le cas devant une cour. Cependant, en juillet 2017, le Procureur auprès de la Cour Suprême a requis l’annulation de cette décision et a demandé l’ouverture d’une nouvelle enquête criminelle en étendant les poursuites au représentant résident du FMI à Athènes.

Par ailleurs, en janvier 2013, ont été ajoutées des accusations pour « manquement au devoir » pour ne pas avoir soumis les chiffres révisés pour l’année 2009 au vote du « Board » d’Elstat avant de les transmettre à Eurostat. À trois reprises, un juge a prescrit l’abandon de ces accusations, mais le parquet a cependant déféré A. Georgiou devant une cour en décembre 2016. Bien que cette cour l’ait acquitté à l’unanimité de ses juges avec l’accord du ministère public, un autre procureur a annulé ce verdict et, en août 2017, a été prononcée la condamnation évoquée au début de cet article. Pourtant, soumettre les chiffres à un vote du « Board » avant de les transmettre à Eurostat eut été une violation des règlements européens et du Code de bonnes pratiques.

En outre, A. Georgiou fait face à des accusations de dénonciation calomnieuse au prétexte qu’il avait fait état des fraudes dans la production des comptes nationaux constatées par Eurostat et par le Parlement européen avant 2010. Le 14 juin 2016, une cour criminelle l’a condamné pour ce motif à un an de prison avec sursis, jugement confirmé en appel le 28 mars 2017. Un procès civil a également eu lieu en septembre 2016 et a condamné A. Georgiou.

La multiplication et l’enchevêtrement de ces différentes poursuites ne nuisent pas seulement à A. Georgiou et à ses collègues sur les plans moral et financier. Elles compromettent en fait les efforts de la Grèce pour reconstruire son économie et plus largement elles nuisent à l’Union européenne qui pourrait ne pas disposer des outils adéquats et crédibles pour ses politiques communes. La communauté statistique internationale apporte un soutien à Andreas Georgiou, soit à travers les sociétés de statistiques internationales (Institut International de Statistique, IARIW,…) ou nationales, soit de façon officielle à travers les réunions des DG des INS de l’Union européenne ou du Conseil consultatif de la gouvernance statistique européenne (Esgab). Lors de sa récente visite officielle en Grèce, le Président Macron a fait part au Premier Ministre Tsipras des préoccupations que partage la France avec beaucoup d’autres membres de l’UE et avec la Commission et le Parlement européens.


Échos

Les défis de la statistique publique : des conseils venus d’outre-Manche
Il serait sans doute exagéré de parler de « crise » : mais les remises en question de la statistique publique ont été nombreuses ces derniers temps. Notre lettre s’en est fait l’écho dans ses deux derniers éditoriaux (n°4 et n°5), et la revue Statistique et société y a consacré un dossier (numéro 2017-1).
Dans son rapport annuel d’activité 2016, publié fin juin 2017, l’Insee apporte une contribution au débat en donnant la parole à un « grand témoin » : Sir Charles Bean, professeur d’économie à la London School of Economics, et responsable d’une récente mission d’évaluation indépendante des statistiques économiques du Royaume-Uni. Dans son texte, Sir Charles développe surtout les défis que la « révolution numérique » pose à qui doit mesurer l’économie :
« Mesurer cette nouvelle économie pose des défis particuliers aux conventions de mesure actuelles. On peut citer : la fourniture gratuite de services ou de contenus financés en les couplant à de la publicité ; le déplacement vers une production domestique, c’est-à-dire du côté des ménages, d’activités de recherche d’information auparavant délivrées par des intermédiaires, tels les agents de voyage ; la croissance de « l’économie du partage » ; et l’importance croissante de l’investissement en capital immatériel basé sur la connaissance, relativement à l’investissement en capital physique. »
Et il souligne que ce n’est pas un défi ponctuel : le rythme de l’évolution de l’économie impose un renouvellement constant des cadres de référence des statistiques.
Alors, que doivent faire les instituts nationaux de statistique ? Sir Charles développe trois orientations stratégiques : dans l’activité des INS, mettre l’accent sur le service rendu aux utilisateurs plutôt que sur la production de chiffres ; tirer parti des « Big Data » et des nouvelles techniques permettant de les exploiter ; devenir experts dans l’analyse des données microéconomiques sous-jacentes aux agrégats. De façon générale, le professeur britannique estime que les INS sont les mieux placés pour concevoir des réponses aux défis de connaissance de l’économie : « après tout, les statisticiens publics devraient en savoir plus sur les data que n’importe qui d’autre ! ». Il appelle de ses vœux la mise en place d’un « programme continu de recherche sur les conséquences en matière de mesure statistique qui découlent des tendances économiques émergentes ».
Une lecture stimulante pour ceux qui ne veulent pas désespérer du pouvoir de la statistique d’éclairer nos concitoyens !
Référence : Rapport d’activité 2016 – Insee


Agenda

Olympiades de la statistique
Les premières Olympiades européennes de statistiques proposées par Eurostat seront lancées le 20 octobre par l’Insee dans le cadre de la journée européenne de la statistique. Cette opération s’adresse aux lycéens pour ce qui concerne le volet français. Son but est de tester les connaissances des élèves sur les notions de base de la statistique, de promouvoir leur curiosité et leur intérêt pour les statistiques, de leur montrer l’enjeu sociétal de la statistique et de promouvoir le travail en équipe et l’esprit de collaboration. La SFdS soutient cette opération.


Humeur, humour

Les “votes de paille” ont la vie dure
À la mi-septembre, le gouvernement australien a demandé par voie postale aux 16 millions d’électeurs de dire s’ils approuvent un projet de « mariage pour tous  ». Les réponses seront également envoyées par voie postale sur la base du volontariat. Si le « oui » l’emporte, un débat sera organisé au Parlement. Mais il n’a été tenu aucun compte des résultats de plusieurs enquêtes par sondage effectuées dans les règles de l’art qui donnaient entre 58 et 70 % de réponses favorables au « mariage pour tous ».

Le gouvernement australien n’a-t-il jamais entendu parler de l’élection présidentielle américaine de 1936 avant laquelle le Literary Digest, sur la base de 2 400 000 réponses de ses lecteurs avait prédit une victoire d’Alfred Landon sur Franklin D. Roosevelt par 57 % contre 43 %, pendant que Gallup, sur la base d’un échantillon représentatif annonçait la réélection probable de Roosevelt ?


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